C'est tout cet ensemble de choses,
cette accumulation de détails tous importants, tous indispensables,
qui fait la différence entre un film et un grand film.
On peut s'étonner des sommes folles dépensées
à ne rien faire que donner deux heures de rêve et
d'évasion à des gens fatigués, et quelques
mois d'excitation à des fous professionnels. Mais on s'étonne
déjà moins quand on apprend que le perfectionnisme
du metteur en scène a voulu que les casques du régiment
de dragons - qu'on verra passer à l'écran tout
au plus pendant quelques dizaines de secondes - soient entièrement
fabriqués et fondus à l'identique, avec crinière
en crin véritable. La facture est de douze mille francs
pièce, il y a vingt casques. Et tout est à l'avenant.
Luchino Visconti voulait que sous les robes sublimes de ses moindres
figurantes, quelques couches de vrais jupons donnent un vrai
volume, un vrai poids et de vrais frissons sur la chair. JeanPaul
Rappeneau, lui, rappelle un brave sousfifre pour lui demander
de tasser du tabac dans le fourneau de sa pipe, et dans la scé
du commissariat où Gérard Depardieu flanque au
feu des cartons de lettres de déla on aura beau ne voir
à l'écran qu'une ou deux lettres ouvertes, ce sont
des centaines qui sont prêtes, noircies, pliées
et cachetées de cire rouge... Des photocopies, pent-ctrc.
tout de même, mais des photocopies de vraies lettres manuscrites
adressées dans les années 1830 à Monsieur
le Commissaire de police de Manosque. Ces perfectionnismes minuscules
sont des rails et des traverses, et du ballast sur lesquels le
train du film pent s'appuyer, s'élancer et prendre un
essor qui nest pas du ressort des accessoires.
Chantier métaphysique
Je songe, en voyant à
l'oeuvre ces centaines de volontés tendues, ces tyrannies
jour après jour renouvelées, ces exigences égoistes
qui se nourrissent des exigences d'autrui et les embellissent,
qu'il est vraiment faux de dire que le cinéma est une
industrie. Car à cette échelle, et pour ce coùt,
et avec cet enjeu et ce souci du profit final, le cinéma
reste un artisanat, mille artisanats additionnés et mariés,
pour lc meilleur. t Une industrie broie ses ser viteurs. Le cinéma
fatigue, use, épuise et quel quefois désespère,
mais jamais il n'ôte leu dignité ni leur humanité
à ceux qui accep tent de lui sacrifier quelques longs
instant: de leur vie. Au contraire, il les renforce. Ou alors,
il n'est plus le cinéma. Oui, un plateau de tournage,
et qui plus est celui-ci, étendu à l'échelle
d'une région, est un ballet gigan tesque, une fourmillière,
un grand chantie désordonné en apparence, mais
dont le moindre mouvement et la moindre immobi lité ont
un sens qu'il faut mériter de décou vrir par la
constance. Les petits pas badin des badauds, la couleur d'un
verre de rafrai chissement, l'inflexion d'une voix, l'inclinai
son d'un toit, tout ça ne rime à rien, stricte
ment à rien, jusqu'au jour de la dernière pris
où le tri se fera de lui-même, et où l'harmo
nie de tous ces efforts apparaîtra. Un plateau de cinéma
est un peu une image de la créa tion : absurde et bordélique,
vue de l'exté rieur, et même parfois de l'intérieur,
mai quelquefois si belle qu'on voudrait n'en plu partir. Et pour
peu qu'on reste un peu, e qu'on soit attentif et plein d'espoir,
à la fir le spectacle commence... Comme, à la fi
cl'une vie, pour un croyant, commence la vie. Ah, mon Dieu, un
film en chantier qui in; pire des pensées métaphysiques
ne peut pi ctre tout à fait mauvais... (Non, vous n'ête
pas en train de lire Télérama).
Au bout de cinq jours de plongée
dans c bonheur en construction, je repars en avion, au milieu
des hommes d'affaires. Le con mandant de bord fait son intéressant
en im tant Giscard et Mitterrand pour dicter le mode d'emploi
du gilet de sauvetage. Giscard? Mit terrand? Avion? J'avais oublié
toutes ces choses insignifiantes et inutiles; j'avais vécu
dans L monde de rêve, un univers anachronique, une histoire
d'amour où l'amour ne consiste pas se regarder dans le
blanc du cul mais à s'es mer et à se sauver, une
histoire de fuite où fuite consiste à se trouver,
une histoire de mal die où la maladie ne tue pas ceux
qui n'o pas peur d'elle. Il faut rentrer. Je ferme les yet. pour
être encore un peu là-bas, avec eux.
RETURN TO HOMEPAGE